L’annonce de la fermeture de l’usine Audi de Forest a un petit air de déjà-vu. Dans cette Europe où les massacres sociaux s’enchaînent, platement annoncés par des journalistes indifférents, la tentation est forte de s’enfermer dans le cynisme et de croire qu’il ne s’agit que d’emplois condamnés. Pourtant, parmi les luttes terribles qui ont suivi des annonces semblables, il y en a eu des victorieuses ; notamment celles qui ont su dépasser la simple protection de l’emploi, en développant des revendications offensives. Ce fut le cas de la lutte contre la fermeture de l’usine Nissan de Barcelone. Nous publions ici un article de Víctor de la Fuente et de Martín Lallana, initialement publié sur le média Catarsi. Traduction par David Lhotellier et Elena Fernandez.


Ce qu’on pouvait deviner il y a quelques années est désormais évident : nous vivons dans une période de transition de l’ordre capitaliste. La stagnation économique, la crise internationale de l’hégémonie occidentale et le retour des guerres impérialistes en sont de bonnes indications. Comme toutes les transitions, celle-ci prend la forme de crises, d’instabilité et d’affaiblissement des piliers sur lesquels repose l’ordre capitaliste en question.

Il faut ajouter à cela les limites que la crise écologique impose au capital. La dégradation environnementale a d’ores et déjà atteint des niveaux si élevés qu’elle menace de faire dérailler le cycle du profit. Cela ajoute, par conséquent, un quatrième élément à ce scénario de crises et de transition. Et au croisement de ces éléments, on retrouve les discussions en cours sur la transition industrielle.

Étant donné son importance dans les discussions syndicales présentes et futures, nous voulons partager ici quelques réflexions qui examinent ce scénario à travers le cas particulier de la lutte contre la fermeture de l’usine Nissan de Barcelone.

Fermeture et réindustrialisation d’un secteur automobile en crise

L’annonce de la fermeture de cette usine est survenue à l’été 2020, et le dernier véhicule a été fabriqué en 2021, mettant alors fin à 3000 emplois directs. Récemment, l’entreprise espagnole Ebro et la firme chinoise Chery ont annoncé s’allier pour la rouvrir. Leur projet prévoit de réintégrer 1250 personnes qui y travaillaient auparavant, pour produire la voiture à essence Omoda 5, de la marque Chery, et à plus long terme sa version électrique.

De nombreux acteurs jouent un rôle dans ce processus : faisons un rapide tour d’horizon. En premier lieu, une multinationale de l’automobile, maintenue sous perfusion d’argent publique, qui décide de fermer son usine, et de mettre dehors des milliers de travailleur∙ses. Une situation de plus en plus fréquente, étant donné la crise de surproduction que connaît le secteur, la stagnation économique et la perte de pouvoir d’achat qui rend difficile l’achat, donc la vente, de véhicules neufs. En second lieu, des gouvernements qui aspirent à une politique de réindustrialisation, pour se donner un peu d’oxygène face à la convergence de crises que nous avons décrite. Dans le cas de l’UE, cette politique se développe tard et mal, dans une course où la Chine et les États-Unis caracolent en tête. En troisième lieu, une multinationale automobile chinoise qui élargit son champ d’action en s’établissant sur le sol européen pour développer ses capacités productives. Loin d’une inversion des processus de délocalisation, il faut comprendre cette décision comme une manœuvre face à l’application par l’UE de fortes taxes à l’importation des véhicules électriques chinois. Cette mesure vise à protéger les intérêts des firmes automobiles européennes face à « l’inondation du marché » par les véhicules électriques à bas prix.

Voilà le paysage qui se dessine et se répète à l’envie, dans ce contexte de crise et de transition. De là émerge un dilemme important : l’UE a interdit la vente de véhicules thermiques à partir de 2035, mais elle semble incapable de stimuler suffisamment la demande pour permettre la transition vers les véhicules électriques par des mécanismes de marché. La perte de pouvoir d’achat de la classe travailleuse rend impossible l’achat de véhicules électriques au rythme espéré. Seules les marques chinoises sont en capacité d’offrir des prix significativement plus bas. Par conséquent, l’UE se retrouve entre le marteau et l’enclume : si l’on tient pour acquis qu’elle maintiendra coûte que coûte un système de mobilité basé sur le véhicule individuel et une économie dirigée par le marché, doit-elle ouvrir la porte aux marques chinoises et ruiner les européennes, pour décarboniser ses transports ? Ou doit-elle protéger son industrie, en continuant à émettre toujours plus de gaz à effet de serre ?

Il existe cependant un quatrième acteur, qui a la capacité de changer drastiquement le cadre de la discussion. Un acteur qui, avant l’annonce de la fermeture, a maintenu pendant cent jours de lutte la possibilité d’une autre issue : les travailleur∙ses, et leurs organisations syndicales. Durant le conflit, illes ont mis sur la table une proposition de socialisation et reconversion de l’usine, pour fabriquer des véhicules électriques à usage partagé. Cette alternative reposait sur deux idées principales : premièrement, il faut développer un nouveau modèle productif qui permette de discuter le quoi et le comment de la production. En l’occurrence, en défendant le transport collectif plutôt qu’individuel, et avec des sources d’énergies plus durables que les combustibles fossiles. Et d’autre part, cela implique de réorganiser l’organisation même de la production, pour que ce soient les travailleur∙ses qui en prennent les rênes.

On voit dès lors comment la lutte syndicale élargit radicalement le champ des possibles. Même si la réintégration de centaines de travailleur∙ses est une bonne nouvelle, nous ne devons pas nous contenter de ces miettes. La classe travailleuse est appelée à jouer un rôle actif pour disputer et modeler la transition écologique, face à la crise et à la dévastation capitaliste.

Leçons politiques et syndicales

Chaque lutte, chaque mobilisation et chaque conflit offrent des opportunités précieuses pour en tirer des enseignements et renforcer la lutte des classes. Pour nourrir la réflexion, nous souhaiterions présenter six leçons tirées de ce cas précis.

  1. Le capitalisme est en train de muter vers de nouvelles formes de production et d’organisation du travail qui dépassent largement la simple question de la répartition des richesses. Ce changement constitue un défi que nous ne pouvons pas ignorer. L’écart entre les profits des entreprises et les salaires continue de s’élargir. Toutefois, ces transformations incluent également l’introduction de nouvelles technologies pour renforcer le contrôle des travailleur∙ses, des mécanismes visant à accroître la productivité, et une stratégie croissante de promotion de l’industrie de l’armement. Nous faisons face à un conflit qui porte désormais à la fois sur la répartition des revenus et sur les nouvelles formes d’organisation de la production.
  2. Dans ce contexte, il est essentiel de reconsidérer en profondeur notre position politique et syndicale. Nous ne pouvons plus nous contenter de lutter uniquement pour des salaires justes ou la préservation des emplois. Face aux bouleversements constants du monde du travail, il est impératif de rompre avec le paradigme réducteur qui n’offre que deux options : le chômage ou la reconversion professionnelle, toutes deux impliquant la perte de droits acquis. Notre véritable objectif doit être d’élargir notre pouvoir de classe, car c’est la seule voie pour éviter de rester vulnérables. C’est dans cette perspective qu’a été formulée la proposition de socialisation et de reconversion de Nissan par le syndicat CGT, soutenue par des groupes politiques comme Anticapitalistas et la CUP. Cette proposition dépasse largement la simple défense contre les licenciements et la garantie d’indemnités équitables. Il s’agit de promouvoir une alternative digne d’être soutenue : un nouveau modèle de production, géré publiquement, visant à répondre à un besoin social crucial, celui des transports, tout en respectant des critères de durabilité écologique.
  3. Nous sommes pleinement conscients des transformations en cours dans de nombreux secteurs productifs, ainsi que des plans de réorganisation des investissements menés par le capital et les entreprises. Tirer des leçons de ces évolutions signifie reconnaître notre responsabilité dans la préparation des luttes à venir, qui surgiront inévitablement. Des entreprises telles qu’Acerinox, Iveco, les chantiers navals de Cadix et Santander, ou encore l’industrie métallurgique de Vigo, illustrent clairement cette dynamique. Ces réflexions n’ont de valeur que si elles sont mises en œuvre avant d’être confrontés au prochain conflit, en nous fournissant les outils pour anticiper et renforcer nos capacités bien avant que l’annonce d’une fermeture ne soit faite. Il est crucial de démarrer ce processus plusieurs mois à l’avance, en organisant des assemblées impliquant les travailleur∙ses, en menant une intense campagne d’information au sein des effectifs pour sensibiliser sur la situation, en favorisant des débats transparents entre toutes les organisations syndicales pour unir les forces, et en préparant méthodiquement les ressources indispensables pour affronter le conflit, comme des caisses de solidarité et des mécanismes d’entraide.
  4. Une autre leçon importante à tirer de cette expérience concerne une faiblesse observée : la nécessité d’étendre la lutte au-delà du lieu de travail, au-delà des murs de l’usine. Bien que l’usine Nissan employait directement 3 000 travailleur∙ses, ce chiffre montait à 25 000 si l’on inclut l’emploi indirect qu’elle générait. Cela représentait un potentiel immense pour élargir le conflit à toute une communauté, structurée autour de ce centre de production qui jouait un rôle central dans le territoire. La possibilité de mobiliser des milliers de voisins, de se connecter à d’autres mouvements sociaux, et de renforcer ces liens de manière stratégique ne doit pas être négligée.
  5. Comme l’ont vécu ceux qui ont participé, de près ou de loin, à la lutte chez Nissan cet été-là, le chemin que nous proposons ne se développera pas spontanément. Des divisions et des différences existent au sein de la classe ouvrière. Nous soulignons également qu’il est illusoire de croire que, malgré des décennies d’atomisation sociale opérée par le capitalisme, la classe ouvrière existerait toujours et partout de manière uniforme. Des expériences comme celle menée chez Nissan — grèves, assemblées, débats, piquets de grève — constituent la seule véritable voie pour que la classe ouvrière se reconnaisse en tant que telle. Il ne suffit pas de désigner, de l’extérieur, ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail, que ce soit pour la production de marchandises ou pour la reproduction de la force de travail ; il est impératif que ces individus se reconnaissent eux-mêmes comme membres de cette classe. Seul un syndicalisme ancré dans l’expérience directe et forgé par la pratique quotidienne des luttes offre des garanties solides pour affronter les défis posés par la phase actuelle du développement capitaliste.
  6. Bien que l’annonce de l’accord confirmant la fermeture de Nissan le 6 août 2020 ait suscité un fort sentiment de défaite, il est essentiel de tirer des enseignements de cette expérience pour tracer la suite du chemin, qui ne fait que commencer. Apprendre de cette défaite permettrait de transformer ce moment en une graine d’avenir. La réouverture de l’usine est le fruit d’une coordination entre les entreprises et l’État, motivée par les besoins et les opportunités du marché. Cette collaboration a effacé la distinction traditionnelle entre l’économie et la politique, comme en témoigne la proposition conjointe présentée par Anticapitalistas, la CGT et la CUP. Cette initiative a également redéfini les frontières entre les responsabilités syndicales et politiques. Selon nous, la situation actuelle ouvre des perspectives pour orienter le mouvement syndical et les masses laborieuses vers des objectifs anticapitalistes plus radicaux.

En résumé, dans le contexte actuel, la lutte des classes se redéfinit à travers la transition que traverse le modèle de production. Le capital, ses entreprises et l’État promeuvent leur propre stratégie : une politique industrielle d’abord orientée vers la transition verte, mais de plus en plus tournée vers l’industrie de l’armement. Face à cela, il est urgent de présenter notre propre alternative, qui doit nécessairement inclure la participation active des travailleur∙ses. Un plan de lutte s’impose, ancré dans les conflits déjà en cours et articulé autour d’un programme de mesures concrètes visant un horizon écosocialiste. Parmi ces mesures, on trouve la réduction du temps de travail sans perte de salaire, une reconversion écologiquement durable, et l’amélioration globale des conditions de travail. Ces initiatives permettront de construire un bloc syndical et politique déterminé à mener une bataille qui est déjà en cours.


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